Le tournant

par / Sandra Skivsky, directrice du marketing et du développement des affaires, Canada Masonry Centre, NTCCC

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Selon le National Trade Contractors Council of Canada (NTCCC), le secteur de la construction au Canada n’a pas encore pris la pleine mesure des conséquences de la crise de COVID-19.  En fait, l’avenir du secteur ne fait que commencer à se profiler à l’horizon. 

Le monde de la construction doit organiser la suite des choses en deux phases pour se maintenir à la pointe de la relance économique au Canada.  Dans un premier temps, il lui faut examiner les coûts et les enjeux liés aux contrats qui découlent des travaux exécutés depuis la mi-mars.  Dans un deuxième temps, il doit composer avec les risques qu’il est appelé à atténuer pour pouvoir fonctionner à plein régime pendant et après la pandémie. 

Dans un premier temps – La survie 

Des solutions doivent être mises en oeuvre dans les quatre à six mois qui viennent de sorte que le secteur puisse d’abord se stabiliser et contribuer ensuite à la reprise économique.

Si, au Québec et en Ontario, le secteur de la construction n’a été confiné que partiellement, toutes les provinces ont connu des retards et même des arrêts de travail.  Les entreprises qui ont continué de fonctionner ont fait l’objet de réaménagements considérables pour se conformer aux consignes de santé et de sécurité. Quatre problèmes clés se posent ainsi aux entrepreneurs des corps de métier :


Coûts supplémentaires et imprévus


Réduction de la productivité 


Retards


Problèmes de liquidités

La sécurité des travailleurs a toujours été et sera toujours LA priorité du secteur de la construction.  Cela dit, les contrats courants ne comprennent rien concernant les mesures extraordinaires qui ont été exigées.  Pour se procurer les articles de désinfection et les équipements de protection personnelle nécessaires, il a fallu que les entreprises engagent des coûts qui n’avaient pas été prévus. Et, s’agissant des contrats déjà adjugés, ce sont les entrepreneurs qui doivent absorber ces coûts. L’Association canadienne de la construction a proposé l’établissement d’un fond d’urgence pour aider à régler les frais en question. 

La productivité des travailleurs en a aussi souffert.  La confusion régnait pendant les premières semaines et les consignes des autorités de la santé publique changeaient presque chaque jour. Il a fallu prendre le temps de s’adapter.  Si provinces et territoires ont imposé des consignes similaires, il existe encore à ce jour des règles et des directives qui varient selon la région du pays.  Cette confusion et la disponibilité réduite de la main-d’oeuvre ont affecté la productivité.  Le secteur s’est adapté rapidement, il est vrai, mais ce sont les entrepreneurs qui en font maintenant les frais.   Même si on est en train de moduler les opérations en fonction de la nouvelle normalité, les consignes en vigueur ont encore un impact sur la productivité.  Ainsi, les entrepreneurs des métiers voient leurs coûts augmenter puisque les équipements doivent rester sur les chantiers plus longtemps que prévu et que les calendriers sont prolongés ; autrement dit, les entrepreneurs facturent moins alors que leurs coûts augmentent. Dans les cas où les chantiers ont complètement fermé, les entrepreneurs ont dû assumer les coûts de cette démobilisation. 

Ce qui nous amène à examiner la question des obligations contractuelles relativement aux calendriers des travaux.  Tous les chantiers ont connu des retards, que les fermetures aient été complètes ou partielles. Il sera impossible de rattraper le temps perdu à plus forte raison dans un contexte de réduction de la productivité.  Dans certains cas, des dommages s’ajouteront car les échéances contractuelles n’ont pas été respectées.  Ce ne sont pas tous les contracts qui comprennent une clause de force majeure ;  et même s’il existe pareille clause, elle ne protège pas forcément contre les pandémies. Le malheur pour le secteur et les gouvernements serait de s’empêtrer dans des poursuites judiciaires pour tenter de résoudre les difficultés.  Ces poursuites ne feraient qu’affaiblir le secteur dans sa quête de nouveaux chantiers, les parties ainsi impliquées risquant davantage sur le plan financier et subissant la pression accrue de leurs calendriers de travaux. 

Tous ces facteurs entraînent des problèmes de liquidité auxquels le secteur aura à faire face au cours des prochains mois.  Dans le domaine de la construction, le paiement des factures s’effectue en moyenne au bout de 70 jours et même plus ; c’est d’ailleurs à cause de cette lenteur que les gouvernements fédéral et provinciaux ont mis en place des lois limitant les délais de paiement. 

À titre d’exemple, mettons que les paiements sont réglés au bout de 60 jours.  L’entrepreneur d’un corps de métier travaille le premier mois, présente sa facture à l’entrepreneur général qui, à son tour, présente la sienne au propriétaire ; ce dernier règle sans délai et l’argent revient à l’entrepreneur des corps de métier à la fin du deuxième mois ou au début du troisième mois.  En janvier 2020, l’entrepreneur des métiers recevait donc des paiements pour des travaux terminés en novembre 2019 et, en avril 2020, des paiements pour des travaux terminés en février 2020.  L’impact de la crise sur la trésorerie est claire.  En mai 2020, l’entrepreneur des métiers percevait normalement son paiement pour une facture de mars 2020, mais c’est à ce moment-là que les conséquences des premières mesures sanitaires sont apparues.  C’est aussi en mai 2020 que les restrictions ont été levées pour la construction en Ontario et au Québec ; il faudra qu’il s’écoule encore bien du temps et que des frais supplémentaires aient été engagés avant de voir les chantiers redémarrer pour de bon.

Notre secteur est en mode de rattrapage.  Les entrepreneurs des corps de métier remettent des chantiers en marche, terminent ceux qui auraient déjà dû être terminés et partent à la recherche de nouveaux contrats.  Se lancer dans de nouveaux projets signifie pour l’entrepreneur des métiers qu’il investisse pour la première période de soixante jours, pendant laquelle il attend son paiement.  Entretemps, il doit payer les salaires et les charges sociales, son loyer, ses équipements, veiller à la santé et la sécurité des travailleurs et régler le coût des matériaux.  Déjà que le niveau de trésorerie est inférieur à la normale, il sera pire en juin.  Il est très probable que les délais de paiement seront prolongés comme ce fut le cas lors de la dernière période de ralentissement économique.  Or, des délais de paiement plus longs ne feront qu’exacerber la situation. 

Le spectre d’une hausse du nombre des faillites pointe à l’horizon.  En avril 2020, le Secrétariat ontarien à la construction a mené un sondage auprès des entrepreneurs généraux et des entrepreneurs des corps de métier dans lequel 44 % des répondants affirment craindre, dans les conditions actuelles, de faire faillite dans les trois à six mois.  Les banques devraient adopter une vision à plus long terme s’agissant des entrepreneurs, et notamment en ce qui concerne les comptes clients de plus de 90 jours.  Les responsables du secteur public devraient aussi revoir les modalités de paiement et les échéances contractuelles afin d’en atténuer les répercussions sur le secteur.  Nous invitons le gouvernement fédéral à faire valoir cette recommandation auprès des gouvernements provinciaux. 

Ce manque de liquidités limitera la capacité des entrepreneurs de la construction d’embaucher et de former des travailleurs, d’investir dans de nouveaux projets et d’accepter de nouveaux contrats. Ces restrictions affecteront l’économie à court terme et produiront des séquelles à long terme.  La gravité des répercussions dépendra entre autres facteurs du bilan de l’entreprise et de ses réserves.  Il faut savoir que le secteur se compose majoritairement de petites entreprises qui ne disposent justement pas de réserves pour compenser une réduction des liquidités. 

Voilà les risques et les répercussions auxquels le secteur doit faire face dans les huit à douze prochains mois.  Tous les gouvernements devraient envisager, de concert avec l’industrie, des moyens justes et raisonnables d’atténuer ces risques et répercussions néfastes.  Plus le secteur de la construction ressortira renforcé et stabilisé sur le plan financier de l’année 2020, plus les perspectives à long terme pour l’économie dans son ensemble seront favorables.  La construction sera aussi en meilleure position pour lancer des programmes qui répondent aux objectifs du gouvernement et qui sont davantage susceptibles d’avoir un impact positif dans divers créneaux socio-économiques. 

Dans un deuxième temps – La reprise économique  

Le secteur ne peut pas se permettre d’attendre que tous les problèmes cités précédemment soient résolus avant de commencer à chercher et à lancer de nouveaux chantiers.  Les grandes questions que se posent les entrepreneurs des métiers et leurs chaînes d’approvisionnement concernent ce qui attend le secteur de la construction dans les quatre à cinq mois qui viennent, quels chantiers se poursuivront, lesquels seront reportés ou abandonnés.  Pour l’instant, des chantiers fonctionnent un peu partout au pays. Dans les provinces où les chantiers ont été complètement fermés, il y a des retards à rattraper et certains de ceux qui portent sur plusieurs années procureront une certaine stabilité. Pour que le secteur de la construction puisse faire augmenter le nombre des occasions d’affaires et investisse dans la formation et les technologies de pointe, il nous faut une vision nationale claire pour les deux à trois prochaines années. 

Trois conditions sont nécessaires pour que le monde de la construction continue de contribuer à la reprise économique : 

1.
Plan tripartite faisant intervenir le fédéral, les provinces et le secteur dans l’optique de mettre en oeuvre des chantiers pour les deux ou trois prochaines années. 

2.
Liquidités — Les entrepreneurs doivent disposer de suffisamment de liquidités pour respecter leurs obligations actuelles et accepter de nouveaux contrats. 

3.
Une main-d’oeuvre compétente, en bonne santé, qui puisse travailler en toute sécurité sur les chantiers.

Les entrepreneurs des corps de métier aimeraient que certaines des conséquences délétères de la crise soient atténuées au cours des mois qui viennent ; cela dit, il faut aussi s’activer, et c’est crucial, à remplacer la main-d’oeuvre vieillissante.  On ne peut pas s’attendre de l’apprenti qui vient de commencer qu’il fasse augmenter la productivité.  C’est plutôt le contraire qui se produit.  Il faut mettre en place des incitatifs pour que les entreprises forment de nouveaux travailleurs et il faut que celles-ci aient l’assurance, et c’est capital, que de nouveaux chantiers seront ouverts.  Les départs à la retraite sont en hausse, ce qui réduit d’autant le nombre des mentors qui peuvent former des apprentis ; c’est pourquoi il nous faut impérativement une stratégie à court terme pour le recrutement de nouveaux travailleurs dans le domaine de la construction. 

Notre secteur a su faire face aux défis de l’heure.  Cependant, à ce point-ci, personne ne peut prédire l’avenir ni la façon dont tous les facteurs en présence vont jouer.  Pour commencer, et c’est élémentaire, le secteur de la construction et les propriétaires peuvent communiquer, planifier l’avenir ensemble d’une façon holistique et durable, et prévoir de part et d’autre un certain degré de souplesse dans leurs procédures. ▪