Mésothéliome : une histoire britanno-colombienne

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Par / Lee Loftus, agent syndical en chef de la section locale 118 à la retraite

Quand j’étais gamin, j’attendais avec impatience que mon père rentre du travail, à la fin de la journée.

Dès qu’il franchissait le seuil de la porte, ses enfants se jetaient dans ses bras, sans prêter la moindre attention à ses vêtements et ses cheveux poussiéreux. Ensuite, il mettait sa tenue de travail dans le panier à linge familial avant d’aller prendre une douche. Ce n’est que plusieurs années plus tard que j’ai compris que la poussière qui recouvrait ses vêtements était de l’amiante.

Dès la moitié du 20e siècle, l’amiante était utilisé pour l’isolation des conduites, des chaudières, des machines industrielles, pour l’ignifugation et sous forme de pulvérisations pour isoler les maisons et les bâtiments commerciaux; il entrait parfois dans la composition des matériaux de construction, notamment pour les toitures, les cloisons sèches, les carreaux en céramique, le béton, et de tout autre produit où il pouvait être utile.

Dans ma famille, on travaille dans l’isolation depuis trois générations. Mon grand-père, Ted Loftus, qui travaillait dans la maçonnerie et l’isolation dans les années 1930 à 1960, a contribué à l’organisation de la section locale 118 en 1954. Mon père lui a emboîté le pas en se joignant au syndicat dans les années1960, après avoir servi dans l’armée de l’air durant la guerre. Il s’est impliqué dans les questions syndicales liées aux dangers de l’amiante dans le secteur de l’isolation.

Alors qu’il était membre du syndicat, le Dr Irving J. Selikoff a commencé à faire des recherches sur l’exposition à l’amiante et a révélé ses premières conclusions vers 1970.

À l’époque, j’étais un jeune syndiqué, et en tant que tel, on me demanda d’aider à coordonner ses recherches, car ses travaux avaient des implications directes sur la vie de nos membres. Les travaux du Dr Selikoff établissaient clairement un lien entre l’exposition à l’amiante, l’amiantose (une maladie semblable à la silicose) et les décès observés. J’ai donc été confronté à cette question alors que j’étais encore un jeune homme; mais j’avais la responsabilité de dire aux autres qu’il fallait faire quelque chose.

Les problèmes liés à l’amiante étaient rarement signalés par les médecins du travail, les réclamations étaient rejetées par le système d’indemnisation, les règlements applicables sur les chantiers n’étaient pas respectés et les médecins généralistes ne posaient pas de questions sur l’exposition à ce matériau parce qu’ils pensaient que le mésothéliome était une maladie tellement rare que cela ne valait pas la peine de s’en préoccuper. Les fabricants et les fournisseurs s’empressaient de liquider leurs stocks ou leurs produits contenant de l’amiante avant qu’ils ne soient interdits. Ils installaient fiévreusement des produits en amiante partout où ils le pouvaient. 

Mon père travaillait à un projet dans le centre-ville de Vancouver où l’amiante était pulvérisé partout, sans aucun contrôle. Il y en avait partout sur le chantier, dans les cages d’escalier, les gaines d’ascenseur, les aires de repas et les locaux à outils. L’excès d’amiante pulvérisé se déposait sur les voitures, les autobus, les trottoirs et sur les piétons qui passaient par là.

Les travailleurs lancèrent alors une grève sauvage, pendant une journée, pour protester contre l’exposition à l’amiante, et qui déboucha sur la modification de certaines pratiques. Des cloisons furent mises en place pour contenir l’excès de pulvérisation, et les gens qui se trouvaient à proximité des bâtiments furent alors protégés. Mais en général, les progrès étaient lents et inégaux.

Je venais de débuter comme apprenti dans une raffinerie de gaz dans le nord de la Colombie-Britannique et j’étais désireux de bien faire; mon premier jour de travail, on me demanda de retirer le matériau isolant des conduites et réservoirs. Le chef contremaître insista pour que le ciment de finition à base d’amiante bleu soit conservé en vue d’une utilisation future, parce qu’il devenait difficile de se procurer ce matériau.

J’étais jeune, plein d’énergie et bien décidé à me montrer digne de mon père et de mon grand-père. Je retirai donc tout cet amiante des conduites et réservoirs et la stockai dans des barils de 45 gallons. Quand il fallut réappliquer le ciment de finition, je fus chargé de le verser dans un bac, d’y ajouter de l’eau et de remuer jusqu’à obtenir la consistance voulue pour refaire l’isolation.

C’était au début des années 1970 et l’utilisation de l’amiante battait son plein. J’étais suffisamment conscient du péril pour demander un respirateur, avant de travailler avec de l’amiante, mais il n’y en avait pas.

Les autres ouvriers se moquèrent de moi. « Ça fait des années qu’on travaille avec de l’amiante, » me dirent-ils. Il n’y avait pas de combinaisons, pas de protections respiratoires, pas de mesures de confinement, pas de protocoles de nettoyage et personne n’admettait le fait que les fibres d’amiante étaient mortelles.

Aujourd’hui, on sait que respirer ce matériau provoque l’amiantose ou le mésothéliome, une forme de cancer du poumon incurable. Les particules d’amiante sont minuscules et flottent dans l’air pour se fixer au fond des poumons. Ces particules détruisent les cellules de la plèvre et le tissu cicatriciel commence à proliférer. Après de nombreuses années, ce tissu cicatriciel envahit les poumons, qui cessent de fonctionner. Ni l’une ni l’autre de ces maladies ne peut être guérie, et les traitements sont très limités.

En Colombie-Britannique, la Commission des accidents du travail a pris conscience de la réalité de l’amiante en 1978 et a publié un rapport mettant un sérieux frein aux violations les plus graves concernant la manipulation de ce minéral mortel. Depuis 1978, les règlements se sont durcis pour protéger les ouvriers britanno-colombiens. Les entrepreneurs en désamiantage qui retirent l’amiante et effectuent des rénovations et démolitions de bâtiments doivent avoir un permis spécial. Les ouvriers doivent être protégés contre les dangers de l’amiante et être spécialement formés et certifiés pour réaliser ce type de travaux.

Le Canada a banni l’importation et l’utilisation de l’amiante en 2018, quelques années après que l’Insulator Union ait invité le premier ministre Justin Trudeau à une convention des Syndicats des métiers de la construction du Canada.

Aujourd’hui, même si l’amiante est interdit, il a été utilisé dans une multitude de bâtiments commerciaux, industriels et résidentiels. Cela représente un grave danger pour les ouvriers qui ameublent l’amiante durant leur travail, et les membres de la communauté sont également vulnérables lorsqu’ils entrent accidentellement en contact avec ce matériau.

Rien que l’année dernière, l’amiante a coûté la vie à 53 ouvriers en Colombie-Britannique. Depuis l’an 2000, l’amiante est à l’origine d’un tiers de tous les décès liés à une maladie professionnelle au Canada. Sur le lieu de travail, ce matériau est l’agent le plus létal et tue les gens des dizaines d’années après qu’ils y aient été exposés.

Lorsque j’ai commencé à travailler dans le secteur de la construction, jamais je ne me serais imaginé que je me retrouverai à aider les membres à prendre des dispositions de fin de vie. En tant qu’agent syndical en chef, l’une de mes fonctions était de soumettre les réclamations à la Commission des accidents du travail. Les coupures, les hématomes et les bras cassés étaient ce qu’il y avait de plus facile à gérer. C’était les appels qui faisaient suite à un diagnostic de maladie liée à l’amiante, et où l’on me demandait « Et maintenant, qu’est-ce que je fais? », qui me préoccupaient.

J’ai prononcé bien trop d’éloges funèbres, fourni beaucoup trop de bonbonnes d’oxygène à nos membres, épluché un nombre infini de réclamations de prestations auprès de la Commission des accidents du travail, tenu la main d’innombrables veuves et croisé le regard de trop d’enfants qui avaient perdu leur père à cause de l’amiante. 

L’amiante est une menace permanente pour les professionnels de l’isolation, pour les charpentiers, les plombiers, les électriciens, les manœuvres et tant d’autres ouvriers qui travaillent dans des installations existantes potentiellement recouvertes de matériaux contenant de l’amiante.

Tant que nous n’admettrons pas et ne reconnaîtrons pas le danger auquel nous sommes confrontés, et tant que nous ne ferons pas ce qu’il faut pour protéger et préserver la vie d’ouvriers et de citoyens innocents, des gens continueront à mourir pour rien.

Comme je prône sans cesse la prudence, la sécurité et des mesures concrètes pour endiguer la vague de décès liés à l’amiante, on me pose souvent des questions sur mon état de santé.

Je reste très vigilant, car mes pouvons ont effectivement été touchés. J’ai récemment pris ma retraite et à 66 ans, je profite de la vie. Néanmoins, je sais comment la maladie évolue. Il est fort probable qu’elle ait un jour raison de moi, mais nous devons tous tirer le meilleur parti de chaque journée qu’il nous est donné de vivre.

Modifié d’un billet de blogue auprès de l’International Association of Heat and Frost Insulators and Allied Workers. Pour avoir accès au texte intégral, consulter : insulators.org/blog/british-columbia-memorial-honors-lives-lost-to-asbestos

Lee Loftus est aujourd’hui retraité, après avoir occupé les fonctions d’agent syndical en chef pour de la section locale 118 de HFIAW. Il a été responsable de l’hygiène, de la sécurité et du milieu de travail pour la BC Federation of Labour et s’enorgueillit d’appartenir à une famille travaillant dans le secteur de l’isolation depuis trois générations. Il a dédié toute sa carrière aux questions relatives à l’hygiène et au milieu de travail. ■